La mixité en fleurs

mercredi 1 juin 2016

DG Yves Tabin

1987 fut une année charnière dans l’histoire jusque-là virile du Rotary. Cette année-là, la Cour Suprême des Etats-Unis jugea discriminatoire d’exclure les femmes d’un tel aréopage. Formellement, cette décision ne réglait que le cas soulevé par le club de Duarte, tourmenté par une incoercible soif de mixité. Mais, fondé sur les principes cardinaux du droit américain, ce jugement allait faire jurisprudence pour les Etats-Unis tout entiers. Plus encore, par son analyse fouillée et pertinente de la nature du Rotary, il recelait en lui une portée universelle. En finissant de déboulonner une tradition devenue branlante, les juges firent culbuter le Rotary dans les délices de la mixité.

Une ère nouvelle est née, quarante ans exactement après la disparition de Paul Harris, qui, dans son paradis, l’a certainement approuvée. Cet élan va progressivement transformer le Rotary de l’intérieur. Loin d’être une trahison, ce n’est qu’une adaptation à l’évolution du monde professionnel, dont le Rotary a la vocation d’être la sentinelle éthique et la pointe bienfaitrice. Suivons le cours de cette nouvelle étape, avec ses apports mais aussi ses défis.  Veillons à que ce vent nouveau ne nous envoie pas dans les décors, mais dans des parterres de fleurs.

 

La porte entrouverte

Après le croche-pied de la Cour Suprême, qui le fit chuter dans un massif de jolies fleurs parfumées, le Rotary s’est relevé de sa culbute et s’est ressaisi. Dès que possible, il rafistola ses règles internes. Lors du prochain CoL (Council of legislation) de 1989, il adopta l’amendement 89-54 proposé par le Conseil d’administration, six districts et une déferlante de cent quatre clubs. Il en sortit un nouvel article 5 (alors 4) des Statuts du RI, qui n’autorisait les clubs à se limiter à un seul sexe qu’à la condition de ne pas contrevenir à la loi du lieu (« A club may be limited to members of one gender unless such limitation is contrary to the law of the juridiction in which the club operates »). Les clubs pouvaient donc être mixtes s’il le fallait, et pouvaient même choisir librement de l’être. Le verrou avait sauté et la porte du Rotary s’ouvrait aux dames.

Elle s’entrouvrait seulement. Le Rotary ne donnait ainsi qu’une suite minimale au jugement de la Cour Suprême. En principe, les clubs restaient masculins comme auparavant. L’admission des femmes n’était qu’une exception. On passait de l’interdiction à la tolérance. Cette souplesse évitait d’infliger au monde entier une exigence américaine et de déstabiliser brutalement le Rotary. L’exception consentie au club de Duarte s’étendait à tous les clubs convoitant des Rotariennes, les autres demeurant libres de se complaire dans leur virilité velue.

Cette prudente concession va néanmoins amorcer la féminisation de notre district. Les vieux clubs rechignant à s’enjuponner, des clubs mixtes vont jaillir à leur côté, pour déborder l’obstacle. Le club des Montagnes Neuchâteloises, fondé en 1990 déjà, fut le premier à mettre chez nous le Rotary au féminin, et il en est fier. Les clubs de Bern Christoffel et de Porte de Lavaux fondés en 1996, de Genève Palais-Wilson fondé en 1998 et de Sion-Rhône fondé en 2000 vinrent à leur tour accueillir les candidates que les clubs existants snobaient. Naquirent ainsi, ici ou là, des paires de clubs masculins et mixtes juxtaposés. La mixité était réalisée, non pas dans chaque club, mais dans les régions où, grâce à une pluralité de clubs, la possibilité était donnée aux femmes de trouver un club pour elles. A condition que ce choix devînt suffisant et que ces clubs eussent entre eux des contacts étroits, fréquents et dénués de toute ségrégation, cette solution interclubs aurait pu offrir une réponse nuancée au défi de la mixité. Elle aurait mis hommes et femmes sur un pied d’égalité tout en préservant des zones unisexes pour qui l’aurait souhaité. En effet, l’égalité n’exige ni la confusion ni le brassage.

La généralisation de la mixité

Mais ce système assez libéral et respectueux de l’autonomie associative ne dura qu’un temps. Les féministes, calmés sur le moment, revinrent bientôt à charge. A leur demande, le CoL de 1995 expurgea la littérature rotarienne de toute masculinité grammaticale (amendements 95-81 et 95-176). Mais ce n’était là qu’une retouche cosmétique. Au CoL de 2001, un saut significatif va être accompli. On se souvient que ce CoL révolutionnaire disloqua les territoires des clubs et libéralisa le profil rotarien. Sur le sujet de la mixité, il fit également preuve d’audace. Alors qu’en 1989 il s’était limité à la tolérer, il décida alors d’en faire la règle. Mais comment s’y est-il pris ?

Pour cela, le texte tolérant de 1989 fut abrogé. A sa place, le mot « gender » fut ajouté à l’énumération des critères prohibés lors de l’admission des membres (amendement 01-187). Le chiffre 4.070 RIRI devint ce qu’il est aujourd’hui, sauf l’orientation sexuelle qui ne fut ajoutée qu’en 2010 (amendement 10-40) : « Aucun club ne peut inscrire dans ses statuts ou de toute autre manière assujettir l’admission de ses membres à des critères de sexe, race, croyance, nationalité ou d’orientation sexuelle, ou imposer toute autre condition d’appartenance non spécifiée dans les statuts du R.I. ou le présent règlement intérieur. » Attention, avec ce texte, les clubs virils ne furent pas mis hors la loi. Le CoL n’a pas forcé les clubs d’accueillir des femmes, il s’est limité à leur interdire de les refuser en raison de leur sexe. La nuance n’est pas anodine. Toute la pensée politique libérale est ici sous-jacente. Dans cette conception non paternaliste, le pouvoir ne décide pas ce qu’est le Bien, il se limite à protéger la liberté de chacun. Le Rotary, qui est d’essence libérale, n’impose donc pas aux clubs les joies sublimes de la mixité, il se contente de combattre les discriminations qui entravent les libertés.

Malgré cette retenue, ce nouveau droit va faire évoluer le Rotary. Progressivement les vieux clubs vont faire le saut et la mixité va devenir lentement la règle. Certes, quinze ans plus tard, de nombreux clubs résistent encore au changement. Le système de cooptation les protège, tant qu’aucun membre ne trahit le consensus tacite en proposant une femme. Mais ils ne peuvent plus voter valablement sur cette question ni refuser sans raison une excellente candidate. C’est par ce biais que la situation évolue. En droit, tous les clubs sont mixtes, même si, en fait, leurs Rotariennes flottent encore dans les limbes de l’avenir. La question reste sensible. Les clubs arc-boutés sur les temps antiques narguent l’empire du politiquement correct avec la fierté insolente du village gaulois d’Astérix. Ils font la fête en mastiquant virilement leurs sangliers. De leur côté, les zélateurs de la mixité méprisent un peu ces arriérés qui, à leurs yeux, croupissent dans l’obscurantisme. Ils en viendraient à les suspecter d’anthropophagie lors de leurs lunchs.

Et maintenant, on va où ?

Pour conclure, je cite ce titre d’un très beau film libanais de Nadine Labaki, où des femmes de confessions différentes luttent ensemble pour sortir des guerres absurdes que se font les hommes. La question du rôle des femmes est pertinente. Nous n’avons pas cessé de voir le Rotary évoluer au fil des ans. L’exclusivité des classifications s’est évanouie, les frontières des territoires ont disparu, le profil des membres s’est démocratisé, la forteresse masculine fut renversée. L’arrivée des Rotariennes, à part augmenter l’effectif, modifie-t-elle le Rotary qualitativement ? Oui, assurément.

En premier lieu, l’ambiance est différente. Les femmes apportent leur propre sensibilité. Elles ne sont pas des hommes comme les autres. Loin d’une banalisation des différences ou d’une uniformisation égalitaire, le Rotary acquiert grâce à elles une richesse dans la complémentarité. A moins de nier l’importance du corps dans l’être humain, en raison d’un dualisme hérité de Platon et Descartes, on ne peut minimiser l’incidence de nos hormones sur nos codes de conduite. Nous ne sommes pas uniformes, Dieu merci. Le dimorphisme sexuel est une belle aventure. Il introduit des étincelles dans nos vies. Chacun est attiré et intrigué par l’autre. Les hommes deviennent prévenants et les femmes enjouées. Faute de temps, je ne peux aborder ici le thème passionnant de la rencontre parfois ambiguë de deux types de relations, celle du couple et celle de la mixité professionnelle, et donc rotarienne, très bien analysée et documentée par la neurobiologiste Lucy Vincent (Où est passé l’amour ?, Odile Jacob 2007, p. 57 ss). Quoi qu’il en soit, dans un club mixte, les rapports humains sont plus complexes, parfois plus compliqués, plus riches aussi, et souvent plus féconds. Ensemble, hommes et femmes peuvent encore mieux « servir d’abord », chacun selon son génie propre.

Ensuite, la féminisation joue un rôle certain dans l’évolution du Rotary. Dans le beau livre qu’il a édité pour ses 50 ans, le RC Lyss-Aarberg, masculin aujourd’hui, imagine avec malice sa situation lorsqu’il aura 100 ans : 36 membres dont 33 femmes, avec une grande difficulté pour recruter des hommes trop pris par les tâches ménagères et l’éducation des enfants ! Une telle évolution est possible, on la vit déjà dans certaines professions, par exemple dans la justice française. Mais revenons à notre époque.

L’homme est généralement plus technique, compétitif et soucieux de sa carrière, tandis que la femme est généralement plus sensible, empathique et attentive au prochain. Sans rien généraliser, cette dualité se ressent dans la vie des clubs. A nouveau, c’est sans doute là, en partie du moins, une affaire de testostérone et d’œstrogène, si j’en crois les scientifiques. Il est frappant de constater que le CoL de 2001 a, dans le même élan, poussé à la féminisation du Rotary et atténué les exigences de notabilité et de hiérarchie, comme si ces paramètres étaient liés. Avec la féminisation, on va vers un équilibre différent entre le réseau et le dévouement, qui sont les deux pôles du Rotary. Bien sûr, je ne porte de jugement de valeur sur personne, car il y a plusieurs manières d’être généreux et utiles à la société. Ce ne sont que des pistes de réflexion.

Enfin, la non-discrimination des femmes s’inscrit dans une conscience toujours plus aiguë de l’égalité entre les êtres humains. Elle est une étape capitale du progrès de la civilisation. Le chiffre 4.070 RIRI cité plus haut va dans ce sens. Il rejette toute discrimination, raciale, nationale, religieuse, sexuelle. La seule « discrimination » encore admise au Rotary, de type social, était de ne choisir que des patrons. Mais voici que cela change aussi. Le CoL de 2016 vient de ramener les critères de l’article 5 SRI à la seule qualité morale. Plus de notables ni de décideurs obligés. Il suffit d’être des « adultes jouissant d’une honorabilité indiscutable et d’une excellente réputation, faisant preuve d’intégrité et de leadership, et souhaitant s’impliquer au sein de la collectivité et à l’étranger » (amendement 16-38). Il suffira bientôt d’être une âme de bonne volonté.

Et maintenant, on va où ? Le Rotary marche tout droit vers l’égalité des enfants de Dieu, répartis entre les justes et les réprouvés, les brebis et les boucs (Mt, 25, 33). Le CoL n’en était sans doute pas conscient, mais il applique désormais aux membres du Rotary l’égalité que l’apôtre Paul attribue aux disciples du Christ : « Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme ; car vous tous ne faites qu’un dans le Christ Jésus » (Gal 3, 27-28). Osons une transposition un peu sacrilège : tous ne font qu’un dans le Rotary, quels qu’ils soient, pourvu qu’ils en partagent les valeurs ! On va où ? Peut-être au ciel, peut-être dans le mur, je vous en laisse juges.

C’est sur ces bonnes paroles que je vous quitte. J’avais bien d’autres thèmes à traiter, sur l’âge des membres, sur le sens de nos actions, sur nos devises et nos symboles, sur l’éthique des quatre questions. Mais mon temps a filé trop vite et la roue tourne. Merci de votre fidèle et bienveillante lecture tout au long de cette année qui se termine. Gardez en vous la joie pour le Rotary.

 

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